L’œil droit du caïman

Il y a maintenant 20 ans ce mois-ci, j'étais en échange journalistique au Mali. Une expérience inoubliable qui me revient, vous comprendrez, autrement.

Pour un projet sur lequel je travaille, j'ai fouillé dans mes vieux textes. Il y a cinq ans, j'ai mis sur papier mes souvenirs en forme de récit de voyage. Plus ou moins réussi. Moins que plus. Disons que ça vibre plus «en dedans» que sur papier!

Mais j'aime partager. Un petit extrait ici. Contexte: le dictateur déchu après un coup d'état en mars 91, Moussa Traoré, est en procès après 23 ans à la tête de l'État. Et il n'était pas représenté par n'importe qui...

J'en aurai peut-être un ou deux autres.

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L’œil droit du caïman
Lors de mon passage au Mali, le procès «Crimes de sang» tirait à sa fin et il en était rendu à l'étape des plaidoiries. Le soir, les postes de radio locaux nous offraient ce qu’ils considéraient comme les meilleurs moments de ce qui s’était déroulé.

Évidemment, n’ayant pas assisté à toutes les procédures, il m’était difficile de suivre le fil des idées. Une chose me paraissait cependant éclatante. Un des avocats de la poursuite, Me Cisé, y allait d’un discours pompeux, où la rhétorique précédait le droit.  Certaines de ses phrases étaient incompréhensibles. J’y entendais un sermon à l’occasion, puis un justificatif à ce qui devait survenir de façon inexorable.

Cet avocat qui répétait le fameux mois de mars 1991, qui sonnait quatre-vingt-et-onze, quatrevintéonze…

Un de mes passages favoris -  j’avais demandé qu’on m’enregistre un extrait de ce moment que je jugeais historique -  demeure cette évaluation qu’il faut faire de la crédibilité d’une déclaration:

«On le dit dans notre connaissance et dans notre appréciation africaine. Si un homme dit à ses frères que le caïman au fond de la rivière a mal à l’œil droit, cela n’intéressera personne parce que lui ne vivant pas au fond de la rivière il ne peut maîtriser l’état de santé d’un caïman.  Mais si la tortue sortant de la rivière vient dire aux hommes que le caïman a mal à l’œil droit, on la prendra au sérieux parce que la tortue et le caïman vivent longtemps ensemble. C’est pour cela que pour éviter un débat impossible, au lieu de prendre la thèse des victimes, nous nous contenterons de la déposition du chef d’état-major opérationnel Coulibaly Bakari.»

Ce dernier rapportait que lors d’une rencontre avec le chef de l’État, celui-ci aurait déclaré : « Si le sang doit couler, épargnez le reste du Mali et non Bamako.”

J’ai encore froid dans le dos…

J’ai aussi un extrait d’un avocat français, mais pas de Vergès. Il y a dans sa voix un pathos à lever le cœur et une grandiloquence trop familière. Chiant. Ne vaux pas le coup d’en parler.

Une semaine après mon retour à Val-d’Or le verdict est tombé : Moussa Traoré a été reconnu coupable et condamné à la peine de mort. Pour la petite histoire, le dictateur déchu a subi un second procès pour crimes économiques. Sa sentence fut commuée en prison à vie puis il fut gracié en 2002, au nom d’une réconciliation nationale.

2 commentaires:

Gen a dit…

Intéressant cet extrait, j'espère que tu nous en mettras d'autres...

Et pour le récit de voyage... Et si tu le racontais "du dedans", en te remettant dans les souliers du jeune journaliste auquel les événements arrivent "au présent"?

Parce que dans cet extrait, il me semble que tout ce qui manque, c'est cette "vibration" du vécu immédiat.

Ed. a dit…

Chuis d'accord avec Gen. Une touche de gonzo, et hop !