II faut être inconscient pour prendre la route dans des conditions pareilles. L'an dernier, et probablement toutes les autres avant, un simple coup de fil rassurait tout le monde. Pas question de prendre une seule toute petite chance. Nous étions tous assez grands, disions-nous dans la famille, pour fêter plus tard si Dame Nature en décidait ainsi. Mais pas cette année.
Les bagages et mon ordinateur portable sur le siège arrière, je dépose ensuite mes six bouteilles de Dom Pérignon sous le coffre à gants. Je n’ai pas l'intention d’offrir des friandises glacées de ce genre en les laissant dans la valise de l'auto. Trop cher pour un voyage trop long.
Je sais que j'ai les allures d’un fugueur qui cache un faux passeport quelque part. À tout prendre, je me vois courir le long d’une voie ferrée, une taie d'oreiller dans une main, l'autre qui tente d'agripper un wagon. Une évasion. Pas une fuite.
J'ai à peine une vingtaine de kilomètres parcourus que j'ai l’impression de ne plus être maitre du véhicule. Les mains crispées sur le volant, une douleur envahit mes épaules. Vraisemblablement, je ne roule pas seul dans la me situation. Un trafic dense en pleine tempête de neige revêt un petit côté rassurant. Enfin, nous devions tous le penser advenant une fin de course dans le fossé.
C'était vrai en début de trajet. Mais après plusieurs heures, les tribulations neigeuses deviennent épeurantes. Rouler entre 20 et 50 kilomètres-heure ne représente plus de la patience. II s’agit d'une longue torture... ceinturée d'acier malgré tout.
Même si je viens de parcourir l'équivalent d'une nuit de sommeil, la fourche qui mène à mon patelin arrive encore trop vite. Ma destination n’intéresse que ma seule petite personne. Je dois me rendre à l'évidence. Mes compères du millénaire me laissent fin seul.
Tout de suite, j'ai 1'illusion que les flocons se décuplent. II fait de plus en plus noir.
Un peu de musique va couper le silence que les précipitations m'imposent. J'ai beau laisser mes yeux sur la route, la main qui cherche les cassettes aurait dû rester sur le volant. En une fraction de seconde, la voiture refuse d'obéir et termine son trajet dans un banc de neige.
Aucun mal. Mais impossible de reculer. Après quelques sacres, un soupçon de panique, je sors de la voiture. J'ai la nette impression de me retrouver dans une manufacture de sucre en poudre peu après une explosion atomique. Au loin, je vois clignoter un néon rose. En prenant mes bagages et les bouteilles de champagne, je comprends que la fête est à l’eau.
Je reconnais le motel, souvent aperçu lors de mes voyages précédents. Rose, noir, blanc, rose, noir, blanc. Chez Lucienne clignote... J'ai le sentiment d'avoir déjà vu la scène. J'imagine une vieille maison victorienne, en haut, sur une butte, derrière l'ilot de chambres. La réception m'offre le plus gros bassin d'oiseaux empaillés du continent. L'hôtelier psychopathe me salue, je vais prendre une douche et puis slash! II arrive avec son couteau...
Les pieds complètement gelés, je pousse la porte.
Une dame au début de la cinquantaine lit un journal derrière le comptoir, en suçant sa cigarette sans filtre. Ses cheveux frisés d'un blond presque blanc jurent avec son visage. La dame porte tellement de fond de teint que seuls ses yeux ouverts la différencient d’un cadavre. En m’apercevant, elle sourit, laissant paraitre des dents affreusement jaunies. La couche de maquillage craque sous ses yeux.
— Bien le bonjour m'sieur!
— Vous êtes fin seule?
— Ai-je l'air de converser à ce point? Bien oui! C’est pour un viol ou un vol? me questionne-t-elle en riant.
— Pour un garage. Ma voiture est prise.
— Non, mais vous savez quelle date nous sommes ? Vous savez quelle heure il est ?
— Euh...
— Bien il est 22h30. Le village le plus proche se situe à 25 kilomètres et je suis une pauvre femme seule. Alors vous m'attaquez ou bien je vous offre une clé. 49$. Je paie la taxe. C'est le spécial du millénaire. Vous êtes d'ailleurs le premier!
— C’est trop de bonté ma chère madame. Je...
— Appelez-moi Lucienne!
— Je voudrais d’abord loger un appel...
— Pas de trouble, donnez moi le numéro. Je compose d’ici puis je vous transfère l'appel dans votre chambre. Je fonctionne comme ça pour éviter les factures salées.
— D'accord, c’est le 566-6...
— Faut que je remplisse le registre avant... Votre nom?
— Millère, Michel Millère, avec un e accent grave.
— Vous faites quoi dans la vie?
— Futur chô... Cadre dans une entreprise informatique
— Vous allez rester longtemps?
— Le moins possible! Je peux appeler maintenant?
— Oui, laissez-moi votre permis de conduire puis apposez vos initiales juste en bas de la page avec le numéro de téléphone que vous voulez. M'sieur Millère, si jamais le cafard nous prend, venez me voir. J'ai 1'air bête comme ça, mais je fais mon propre vin. 2000 c'est pas rien et c'est la maison qui vous 1'offre!
— Oui, merci, je vais dans la chambre...
— La 6, c'est ma plus propre!
Aussitôt arrivé dans la pièce, une incroyable odeur d'humidité agresse mes narines. J'allume une cigarette pour m'enlever les grimaces du visage. Je hausse le chauffage.
Une chambre banale, un lit, une table de chevet, un fauteuil, une petite table et la toilette. Sur le lit, il y a un bouquin ouvert avec un passage surligné en jaune. La Bible. Bizarre. Je pose les bouteilles de champagne sur la table, ma valise et mon ordinateur portable sur le lit. Une voix provenant près de la porte me fait sursauter:
« Bonjour beau m'sieur! Je sais que c'est triste, mais je vous parle de1'interphone. Les communications sont bousillées, à cause de la tempête, sans doute. C'est l’apocalypse vous allez me dire... Vous pouvez oublier votre téléphone. Chez Lucienne s'excuse, mais gênez-vous pas. J'ai du vin en masse », conclut l’hôtelière dans un grand rire.
Déçu. J’ouvre mon ordinateur en m'apercevant que la fatalité existe.
C'est plus fort que moi. Mais pas de téléphone, pas d'internet non plus. La famille va s'inquiéter. Déjà 23heures. Je n'ai plus rien à perdre, je ne prends pas de chance. Je vais tout enregistrer. Sur mon disque dur et sur une disquette. Plus prudent. Je commence par mon porte-monnaie. Faut pas que j'oublie mon permis à la réception.
Ça doit bien faire une dizaine de numéros de carte. Maintenant la caboche. Quand j'entre à la maison, c’est d'abord le code du système d'alarme. Bon, après, c’est le mot de passe de la boite vocale, puis mon accès téléphonique aux comptes bancaires. Ensuite, il y a mon accès au courrier électronique. Maudit niaiseux! Pas un numéro pareil... Pour me protéger de qui? De quoi?
Je ne peux pas croire que je suis coincé ici. Lucienne s’est probablement fourvoyée. La lumière éclaire, les communications doivent sûrement fonctionner! Au moment même où je dépose un pied sur le sol, j'entends cogner à la porte de la chambre. Qu'est-ce qu'elle me veut encore?
Je n’ai pas fini de tourner la poignée que la petite chaine de la porte me frôle le front.
« Bonjour beau brun! Je savais que tu viendrais.»
Lucienne sort directement d’un film d'horreur. Les bajoues roses, les lèvres écarlates, elle porte une camisole transparente qui laisse toute la place à son énorme poitrine. Avant même que j'aie pu ouvrir la bouche, elle me montre une bouteille et deux verres.
« On ne peut pas laisser passer ça. Deux âmes seules ne peuvent que se rejoindre, en pleine tempête, à quelques minutes d’un moment historique! »
Lucienne avance dans le cadre et ne me donne pas tellement le choix de reculer.
« Je vois que tu te préparais. Enfin, mon beau Michel, je peux te tutoyer? », dit-elle en déposant ses verres sur la table.
Je ne savais plus quoi dire.
« Monsieur Millère fait de l'informatique à un moment pareil? C'est fou, tout à l'heure je lisais dans le journal que les ordinateurs fonctionnent avec une puce qui n'est pas autre chose que la Marque de la Bête. C'est écrit dans la Bible. Du genre personne ne pourra acheter ou vendre sans cette Marque. »
Lucienne termine sa sornette en se déshabillant complètement.
« Embrasse-moi! »
Je suis pétrifié. En un battement de cils, mon hôtelière m'enlace assez peu tendrement. Aussitôt qu'elle laisse un peu de lest, je tente de la raisonner. Elle se calme un peu en ouvrant sa bouteille.
« Tout ça me donne soif. Pas toi? »
Elle enfile quelques gorgées, le goulot directement dans la bouche. Le vin déborde sur son menton. En déposant la bouteille, Lucienne se rue sur le lit et prend ma montre que j'avais posée à côté de mon ordinateur. Hystérique, elle la fracasse sur la table.
« Toi et moi, ensemble, le temps on s'en fiche! Embrasse-moi! »
Lucienne tente à nouveau de m'enlacer. Sa corpulence me permet de 1'éviter. Mais je suis tellement éberlué, même trop poli, qu'elle me met le grappin dessus en me poussant sur le lit.
« Embrasse-moi! » répète-t-elle, m'étouffant de ses deux énormes seins.
Pris de panique, je décide de la pincer. Je chiale presque aussitôt.
Lucienne n'a aucune réaction. Elle est couchée complètement sur moi et continue de gémir.
« Vite, avant que le feu ne descende et ne nous dévore! Vite beau brun, avant que tu ne sois précipité dans l'étang de feu! »
Le délire de Lucienne va finir par venir à bout de mon souffle. Je manque d'air et elle continue de gesticuler. Je sens mes yeux router vers l’arrière, ma respiration est de plus en plus difficile, les lèvres de Lucienne collées sur les miennes. Elle me laisse un peu de répit alors qu'elle tend un bras comme pour saisir quelque chose.
« Je le savais Michel... Je sais que c'est toi. C'est écrit. On l'as-tu mise pour l’amour. Bon la voilà, tu n'as pas perdu ma page... » En riant, elle tient la Bible ouverte devant mes yeux. Son poids est de plus en plus insupportable.
C'est surligné en Jaune.
« Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s'en ira séduire les nations des quatre coins de la terre... »
1 commentaire:
Pauvre gars! J'espère qu'il pourra aller prendre un café Chez Fernande pour s'en remettre!
Cela dit, c'est le fun de lire à nouveau des fonds de disque dur! ;)
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