Olivier

Il y a deux billets, j'ai parlé d'une cause judiciaire qui m'a marqué. J'ai retrouvé le fichier d'à peine cinq pages que j'ai commencé il y a trois ans, sans jamais y retourner.

Voici donc mes notes, intégrales. (Je reviendrai plus tard sur mon dernier billet un peu brouillon, mais qui a trouvé écho chez Dominic)

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(Début)
Je me souviens. Il y a 20 ans. Ce n’est pas l’infini, mais véritablement une autre époque. La cendre de ma cigarette tombait entre les touches de mon clavier d’ordinateur.

J’ai 23 ans. Un exilé parti de la Métropole pour pratiquer un métier fraîchement appris à l’université. Je pars à 600 kilomètres de chez moi et je suis journaliste. Un journaliste vert qui n’a que quelques piges derrière une cravate que je m’efforce de ne pas porter. Un emploi à temps plein dans un hebdomadaire que depuis trois mois.

J’allais apprendre que dans le merveilleux monde de la justice, rien n’est tout à fait noir, ni tout à fait blanc.. Beaucoup de gris qui se conjugue dans l’interprétation de la jurisprudence ou dans la détresse d’une famille éprouvée.

Mais le public demeure avide d’une vérité aussi tranchante que rassurante. Monsieur et Madame tout le monde, ceux et celles qui nous lisent et qui nous accostent se sentent mieux lorsqu’il y a des coupables. En chair et en os.

Ces mêmes gens veulent aussi croire en la justice et au système qui l’administre, même si souvent cette justice n’est pas celle imprégnée de notions de droit qui s’expriment dans nos cours.

Ce n’est que beaucoup plus tard qu’une phrase d’un jugement de jurisprudence a pris tout son sens à mes yeux : (…) les fruits de l’enquête n’appartiennent pas au ministère public pour qu’il s’en serve afin d’obtenir une déclaration de culpabilité, mais sont plutôt la propriété du public qui doit être utilisée de manière à s’assurer que justice soit rendue. »



(Sur ce qui allait suivre)
Appliquer la technique du râteau : il faut tout ramasser. Tout sent l’émotion. Tout le monde a quelque chose à dire. On ne veut pas le savoir, on veut le voir. À cette époque, la télé-réalité n’existe pas encore, ni internet. Mais les graines sont plantées depuis longtemps.

Je vous mets au défi. Vous êtes à prendre votre souper, calmement, sur votre patio. Pendant que vous dégustez votre grillade favorite, un bruit au loin, mais pourtant si proche : crissement de pneus, puis éclat de verre. Je vous jure que vous allez quitter votre assiette pour aller voir. Pas que vous êtes voyeur. Il se passe quelque chose d’inhabituel et vous n’êtes seulement qu’humain. Vous voulez apporter votre aide. Vous voulez savoir.

Les médias le savent. Je l’apprends tout juste.


(Le cartable de photos)

Je me suis franchement posé la question. Est-ce que c’était de la curiosité morbide? Avant même de demander aux avocats, un sentiment de culpabilité me chatouillait le ventre. Non, me dis-je, c’est de la simple curiosité. Mais seras-tu capable de bien gérer ce que tu verras?

J’ai eu ma réponse : il fallait que je regarde ce que ces 12 femmes et hommes avaient devant eux. Ils n’ont pas eu le choix. Ils ont été choisis et doivent assumer leur rôle jusqu’au bout, même si ce qu’ils voient et entendent ne leur plait pas.

Ainsi, je comprendrai mieux ce qu’ils ressentent en voyant les premières photos soumises en preuve afin d’étayer le témoignage du pathologiste. Le moyen le plus simple est de demander aux avocats de la défense…

À l’ajournement, je fonce sur Me Bisson et lui pose la question tout de suite, le meilleur moyen que j’ai trouvé pour éliminer la valse-hésitation qui me guettait.

« Pas de problème. Vient nous joindre au restaurant de l’hôtel ce soir, à 18h30…»

J’y suis allé comme prévu et retrouvé les deux avocates en train de souper. Elles m’accueillent gentiment et parlent de chose et d’autre. Combien de temps que je suis journaliste, pourquoi avoir choisi de venir en région…etc. Puis, Me Bisson laisse tomber candidement. Tu peux aller à la chambre 202. La porte n’est pas barrée. Le cartable est sur la table à côté du téléviseur.

Je la remercie du bout des lèvres, je leur souhaite bon appétit en retard et je me dirige aussitôt vers la chambre. Devant la porte 2002, je tourne la poignée et j’entends mon cœur dans mes oreilles. J’ouvre la porte. Le radio fonctionne et mes yeux trouvent tout de suite le cartable. Mais je suis incapable d’entrer dans la chambre.

Et là, mon cinéma commence. Vais-je écrire sur ce que je vais voir? La tentation est forte et cela n’aurait rien d’extraordinaire. C’est un document déposé en preuve. Je verrai.

Mais aussitôt, je referme la porte et me dirige vers la salle à manger. « Je vous avoue que je me sentirais plus à l’aise de consulter le cartable en votre présence…»

Les deux avocates sourient. Me Mongeau qui a terminé son plat principal acquiesce et m’accompagne en silence.

Une fois dans la chambre, elle me remet le cartable. Je m’assois sur le lit pendant qu’elle loge un appel. Visiblement à la conversation, elle a joint ce qui me semble une collaboratrice, probablement pour s’informer des affaires courantes de son cabinet.

J’ouvre enfin le document. Les premières photos sont banales en ce qu’elles répertorient les différents lieux de l’affaire. Puis viennent les photos d’Olivier couché sur la table d’autopsie.

À cette époque-là, je dis époque, mais on ne parle même pas de 20 ans d’écart, internet n’existait pas dans les chaumières. Les probabilités de voir un corps à la morgue, mis à part dans une œuvre de fiction, étaient bien peu probables. Aujourd’hui le pire est accessible dans un monde de double-clic.

Encore qu’il s’agissait de photos. Mais ici, je côtoyais ses parents, certainement des amis.

Des photos qui me chargeaient d’émotion.

Je n’écrirai pas une ligne là-dessus. Pas une. J’aurais voulu trouver les mots pour expliquer ce qu’est une vie arrachée, je n’en voyais que la constatation sur une table de métal. Des yeux et une bouche fermés sur la peur et la douleur qui a passé.

Un corps meurtri. Paradoxalement, la cause vient de s’inscrire dans la vraie vie. Mon corps le ressent. Je ne joue pas. Olivier est mort. On a tellement voulu savoir qui avait commis le geste, je me demandais plutôt pourquoi.

Plus de 20 ans plus tard, j’en arrive toujours à la même réponse qui ne me plaît pas. Parce que ça arrive…

Je termine donc de feuilleter le cartable de photos, je remercie Me Mongeau qui, encore au téléphone, me salue d’un signe de tête. Je croise Me Bisson dans l’escalier qui me demande si tout est correct. «Oui, merci, j’ai vu ce que je voulais voir… Bonne soirée.»

Tu parles! Bonne soirée! Plus tard, assis dans mon salon, je viens de comprendre que je suis à un tournant. Je ne suis qu’un simple observateur. Mais le sort d’Olivier vient de me rentrer dans la peau. Je le sais. Et je comprendrai, au fil des ans, que j’aurais voulu que c’en soit autrement, que d’autres me le rappelaient aisément.

3 commentaires:

Gen a dit…

Wow. Je sais pas si tu vas te décider à l'écrire au complet cette histoire, mais je crois que tu as l'angle parfait pour le faire avec ces notes : celui que tu as vécu en tant que jeune journaliste.

Ça te permettra de faire autre chose qu'un polar ordinaire.

Et de faire comprendre aux gens qu'il y a des professions cool à la télé, mais que se retrouver confronté pour vrai avec des photos d'autopsie, c'est autre chose.

richard tremblay a dit…

Je suis du même avis que Geneviève. L'angle perso du journaliste débutant offre un très riche potentiel, d'autant que les récits d'expérience journalistique sont assez rares au Québec alors qu'ailleurs ils abondent.

Pat a dit…

«Mais le sort d’Olivier vient de me rentrer dans la peau.»

Wow.

J'ai ressenti quelque chose d'oppressant en lisant ces notes.

Réussi.

Probablement éprouvant à mettre sur papier, mais quelque chose passe directement au lecteur. L'émotion traverse.

Bref, à toi de voir, mais moi je lirai. C'est sûr.