Ernest est sur le point d’exploser. Il a soif. Les yeux colériques. Il ne sait pas comment annoncer la nouvelle. Douze années de loyaux services pour la NAS, puis plus rien.
Pendant qu’il apposait les semelles, la droite d’abord, puis la gauche, il ne pensait à rien d’autre. Le geste se réglait sans failles. La machine cousait ce qu’on lui donnait. Quelques millimètres mal ajustés et c’est le soulier au complet qui était foutu. La précision ne relevait pas que de l’apanage de l’horlogerie suisse, mais chez NAS aussi. Que ce soit madame ou monsieur, le client avait droit au confort, peu importe le nombre de pas de leurs marches quotidiennes. Ernest préférait produire moins de paires, mais elles étaient toutes parfaites. Presque aucune perte. Il ne faisait pas semblant d'être sourd et aveugle. Il avait entendu parler de ces machines qui effectuaient la même tâche que lui, plus rapidement et sans faute.
Arrivé à son domicile, Ernest se dirige directement à la cuisine.
« Papa, tu ne vas pas travailler à matin ?
─ Jacques, ne pose pas de question, j’suis pas d’humeur. Apporte-moi donc la bouteille sur le comptoir au lieu de dire des niaiseries !
─ Le scotch à pépère ? Tu sais, j’ai vu une super bicyclette chez Sport Extra. Maman m’a demandé ce que je voulais pour Noël, alors c’est ça que je souhaiterais.
─ Je t’ai demandé quelque chose ? »
Le jeune obéit, trébuche dans la patte d’une chaise et échappe la bouteille qui se fracasse au sol.
« Tu sais combien ça coûte ta superbe chute ?
─ J’ai pas fait exprès ! », clame Jacques.
Joanne, sa sœur, arrive dans la cuisine.
« Qu’est-ce qui se passe ?
─ C’est ton frère avec des mains molles comme des guenilles qui veut un becyke à Noël !
─ Moi aussi, je le suivais chez Sport Extra !
─ M’a vous en faire des becykes… Votre mère se cache où ?
─ Elle est partie chez ma tante Ninon…
Ernest se lève en titubant.
─ J’vais vous faire patienter jusqu’à Noël, j’vous le jure ! »
Le père sort à l’extérieur et se dirige vers le cabanon entouré d’herbes hautes derrière la maison.
La porte grince comme à l’habitude. Ernest se défait des toiles d’araignées qui traînent devant son visage. Il se tourne vers le mur du fond où sont rangées les vieilleries sur des tablettes. Tout en haut, une boîte mesurant quatre pieds par quatre pieds. Lorsque la famille avait aménagé dans sa première résidence de Frontenac, Ernest avait placé ce souvenir sur les planches des fermes de toit.
L’homme a de difficulté à se maintenir en équilibre sur l’escabeau. Il la prend des deux mains, vacille puis perd pied. Il atterrit sur le dos tenant l’objet solidement sur son ventre. Il se relève, boit une bonne gorgée de la bouteille qui traîne sur l’établi puis saisit le crayon de plomb laissé près d’une équerre.
« Voyons, tabarnouche, Y' est où mon carnet ? »
Ernest le trouve qui traîne sur son coffre à outils. « Pas sage, on va bien voir ! »
L’homme tout juste congédié se met à griffonner rapidement sur plusieurs pages, les arrachant une à une. « Pas sage, je vais vous en faire des pas sages… »
🎄🎄🎄
Ernest place la boîte de bois sous la fenêtre du salon, au même endroit où la mère disposait la crèche.
« Joanne, Jacques ! Venez voir, on va patienter jusqu’à Noël. »
Sur la façade, on peut distinguer plusieurs petites portes. La première, dans le coin supérieur gauche, apparaît le chiffre 1, presque effacé. Ernest l’ouvre et en ressort un morceau de papier qu’il déplie.
« Voyons voir ce qu’il y a écrit là-dessus... Jacques !
Ernest prend soin d’enlever sa ceinture tout doucement.
Alors, Jacques, c’est toi l’enfant pas sage aujourd’hui pour avoir cassé la bouteille à Papie. »